Des Inuits en Europe_2021


On parle beaucoup de ce temps-ci de sépultures anonymes près des pensionnats autochtones. On a parlé en premier lieu du pensionnat de Kamloops en Colombie-Britannique, ensuite ce fut le tour du pensionnat de Marieval en Saskatchewan.


Je vais vous raconter une histoire incroyable mais vraie.


Cette histoire débute vers la fin du XIXe siècle. L'aventure de ces Esquimaux (terme désignant l’ensemble des peuples des régions arctiques, dont les Inuits) commence le 10 août 1880, lorsque l’Eisbär ("ours polaire" en allemand), dont le capitaine était un jeune Norvégien de 27 ans Johan Adrian Jacobsen, il commandait une goélette en provenance d’Allemagne, jette l’ancre dans le petit port d’Hebron, un petit village de 200 personnes sur la côte nord du Labrador. Quelques familles inuits vivent ici, en harmonie avec des missionnaires moraves, une branche du protestantisme issue de Moravie (aujourd’hui en République tchèque). L’expédition est commanditée par Carl Hagenbeck, marchand d’animaux exotiques et propriétaire d’une ménagerie à Hambourg. Son commerce périclitant, Carl Hagenbeck s’est lancé dans l’organisation de "spectacles ethnographiques", en clair, des "zoos humains". Il a déjà connu de beaux succès avec des Groenlandais, puis des Nubiens du Soudan qu’il a exhibés à travers toute l’Europe. Cette fois, il a engagé un jeune Norvégien de 27 ans, Johan Adrian Jacobsen, et lui a confié la mission de ramener une famille d’Esquimaux en Europe.


En 1880, la vie est extrêmement difficile dans le nord du Labrador et Abraham Ulrikab peine grandement à subvenir aux besoins de sa famille. Il a beaucoup de dettes. Il est un fervent chrétien et éduqué par les missionnaires moraves, il sait lire et écrire l’inuktitut, parle un peu l’anglais et l’allemand, et joue de la musique. Il occupe le poste de premier violon à l’église de Hebron.


En échange d'un bon salaire, ces personnes seraient exhibées devant le public européen. Ils voyageraient à travers l'Europe et seraient ramenés au Labrador l'été suivant. Dans son explication, Jacobsen a donné l'exemple du groupe de six Groenlandais qu'il avait recrutés en 1877 et qui sont rentrés chez eux l'année suivante, riches et célèbres. Tous les Inuits refusent cette proposition.


L'offre de Jacobsen intéresse un peu Abraham Ulrikab, mais les missionnaires moraves sont horrifiés de l’offre du représentant et au début, aucun Inuk n’accepte.


Un homme, Abraham Ulrikab, accepte de devenir l’interprète de Johan Adrian Jacobsen, et le guide dans les fjords au nord du Labrador pour parler à des Inuits non chrétiens.


A son retour de Nachvak, le 21 août, le Norvégien jubile ! Il est parvenu à enrôler une famille inuit. Il s’agit de Tigianniak, un chaman de 45 ans, de son épouse Paingu, 50 ans, et de leur fille Nuggasak, une adolescente de 15 ans. En outre, pendant le voyage, il est parvenu à recruter également son interprète. Abraham Ulrikab, qui a des dettes et pense pouvoir gagner suffisamment d’argent en s’exhibant pendant un an avec les siens pour rembourser ses créanciers. L’Inuit n’a posé qu’une condition supplémentaire : que Jacobsen s’engage à subvenir aux besoins en vivres sa mère durant toute l’année où il sera absent.


L’Eisbär quitte Hebron le 25 août, sous le regard consterné des missionnaires moraves. Le bateau repart vers l’Europe, avec à son bord huit nouveaux passagers : la famille originaire de Nachvak, Abraham, sa femme Ulrike, ses filles Sara et Maria. Un jeune homme de 21 ans, Tobias, fait aussi partie du voyage. Il s’est décidé au dernier moment, la nuit précédant le départ. On embarque également neuf chiens de traîneau, huit chiots, cinq kayaks et une collection d’objets inuits. Jacobsen a rempli sa mission. Il a 8 Inuits à bord de la goélette.


La famille chrétienne protestante, du village de Hebron au Labrador. Abraham, 35 ans, Ulrike, 24 ans, son épouse, Sara, leur fillette de 3 ans 1/2, Maria, leur fillette de 9 mois, Tobias, un jeune homme célibataire de 20 ans, neveu d'Abraham.


La famille non-chrétienne, village du fjord de Nachvak. Tigianniak, 45 ans, un chaman, un être capable d'interpréter les signes et de communiquer avec les esprits au nom de sa communauté, Paingu, 50 ans, son épouse, Nuggasak, 15 ans, leur fille.


Un mois plus tard, le 24 septembre, les Inuits découvrent Hambourg. Les Esquimaux sont installés dans la ménagerie d’Hagenbeck, au milieu des oiseaux exotiques, des tigres, des ours et des éléphants. Durant les jours suivants, les Inuits sont exhibés à la curiosité du public hambourgeois. Les clichés servent à imprimer des cartes publicitaires qui sont distribuées dans les différents endroits où vont se produire les Inuits. Un peintre est également contacté pour réaliser les illustrations du journal de Jacobsen, qu'Hagenbeck imagine déjà éditer. Ils sont exhibés à Hambourg, à Berlin, à Prague, à Francfort, Darmstadt, Krefeld et Paris.


Malgré tout, Abraham et les siens exécutent le travail pour lequel ils ont été engagés. La partie du spectacle qui déclenche le plus d’enthousiasme est sans contexte la chasse au phoque. Un animal est lâché dans l’étang. Les Inuits se lancent à sa poursuite, dans leur kayak, et brandissent leurs harpons. Les acteurs prennent leur rôle très au sérieux : leur proie abattue, ils sautent en l’air pour manifester leur joie, puis traînent la bête, à l’aide d’une laisse, jusqu’à leurs huttes où femmes et enfants semblent réjouis. Et lorsque l’on manque de proies, c’est Tobias qui revêt une fourrure pour simuler un phoque sur la banquise. Son oncle fait alors mine de le traquer.


Malheureusement, Jacobsen et Hagenbeck ont omis de faire vacciner les Inuits contre la variole. Une erreur fatale. À la mi-décembre, la première victime, Nuggasak du chaman Tigianniak, est décédée à Darmstadt. Avant la fin de l'année 1880, deux autres victimes, Paingu épouse de Tigianniak et Sara fillette d'Abraham, sont mortes à Krefeld. Les cinq Inuits restants ont été vaccinés le 1er janvier 1881 à leur arrivée à Paris, mais il était trop tard. Le 9 janvier, ils ont tous été admis à l'Hôpital Saint-Louis de Paris où ils sont décédés un à un. La dernière survivante, Ulrike, est décédée le 16 janvier 1881. Les Inuits qui sont décédés et exhibés à Paris au Jardin d'acclimation dans le Bois de Boulogne furent Maria fillette d'Abraham et d'Ulrike, Tigianniak chaman de Nachvak, Tobias célibataire de Hebron, Abraham de Hebron, Ulrike épouse d'Abraham.  Tous les Inuits (8) sont décédés de la variole en 33 jours en Europe.


Lettré, Abraham Ulrikab a documenté ses états d'âmes et son séjour dans son journal personnel et dans quelques lettres.  Ses écrits nous donnent un aperçu sur ce qui s'est passé lorsque le groupe était exhibé en Allemagne et à Prague. Sur les plus de 35 000 individus qui ont été exhibés en Europe des années 1870 aux années 1930, Abraham est l'un des rares à avoir laissé des notes décrivant son expérience en tant que « pièce d'exhibition ».


Après la mort des Inuits, certains de leurs biens, y compris le journal d'Abraham, et l'argent qu'ils avaient gagné pour leur travail en Europe, ont été retournés à Hebron, au Labrador. Le journal d'Abraham était écrit en inuktitut. Il a été traduit par un missionnaire morave Kretschmer en allemand. Il a été retrouvé en 1980, traduit en anglais en 2005 par le professeur Hartmut Lutz et ses étudiants.


C'est là qu'intervient France Rivet. Celle-ci avait entrepris une première carrière de consultante en informatique. Sa première carrière avait duré 23 ans. Elle était francophone et habitait à Gatineau au Québec. Elle aimait beaucoup la nature, le Nord, les grands espaces.


En juillet 2009, dès qu'il s'est embarqué à bord du Lyubov Orlova pour une croisière le long de la côte du Labrador, le photographe d'Ottawa Hans Blohm fit don d'exemplaires des versions anglaise et allemande du livre « The Diary of Abraham Ulrikab: Text and Context» à la bibliothèque du navire. Quelques années plus tôt, son ami le professeur allemand Hartmut Lutz, avec l'aide de ses étudiants de l'Université de Greifswald en Allemagne, avait traduit en anglais une traduction allemande du journal et des lettres d'Abraham. Hans savait que le navire devait s'arrêter à Hebron et à Nachvak, d'où venaient les huit Inuits. Les livres devraient donc intéresser plusieurs passagers.


Quelques jours après le début de la croisière, une autre passagère, France Rivet, fut surprise d'apercevoir Hans Blohm coiffé d'une tuque de laine identique à la sienne. Ce fut le déclencheur pour elle de se présenter à Hans. Lors de leur discussion, Hans raconta à France l'histoire d'Abraham et suggéra qu'elle descende à la bibliothèque du navire pour lire le journal de l'Inuit avant l'arrêt du navire à Hebron.


Cela changea complètement la vie de France Rivet, rien n'avait été publié sur la mort des cinq Inuits à Paris. Les Inuits ont été exhibés au Jardin d'acclimation dans le Bois de Boulogne. France voulait savoir ce qui s'était passé à Paris. France Rivet laissa son emploi en informatique. Elle devient détective, historienne et géographe, elle chercha la vérité sur Abraham et ses amis.


Elle fit quatre voyages en Europe pour découvrir la vérité sur Abraham Ulrikab et ses amis. Elle parcourt les endroits où les Inuits ont été exhibés en Europe.


Sa lecture du livre "The Diary of Abraham Ulrikab: Text and Context" l'a bouleversée au point où elle voulait savoir ce qui était arrivé aux Inuits à Paris, et ce qui était advenu de leurs restes. Elle promit alors à Hans Blohm et à une amie inuite du Labrador qu'elle enquêterait. En 2011, elle a découvert des documents confirmant que des membres de la Société d'anthropologie de Paris avaient étudié la calotte crânienne de Paingu, ainsi que les moulages en plâtre des cerveaux d'Abraham, d'Ulrike, et de Tobias. Se demandant si ces pièces pouvaient toujours se trouver dans des collections muséales, elle écrit à quelques musées parisiens. Très rapidement, une réponse est arrivée du Muséum national d'histoire naturelle (MNHN) de Paris.


"Mme Rivet, nous avons le regret de vous informer que nous ne disposons pas des moulages de cerveaux, mais nous avons la calotte ainsi que les squelettes montés des cinq Inuits du Labrador morts à Paris en janvier 1881".


Cette nouvelle totalement inattendue a déclenché des démarches, échelonnées sur plus de quatre ans, visant à documenter l'histoire des Inuits et à initier les discussions avec les autorités du Nunatsiavut, du Canada et de la France pour préparer l'éventuel retour des ossements au Labrador.


Malgré des voeux pieux des deux gouvernements (France et Canada), le rapatriement des ossements au Labrador n'a pas été fait.


France Rivet a son site web https://polarhorizons.com/ Elle a publié en 2014,  "Voyage avec les Eskimos du Labrador, 1880-1881", traduction française de Jacqueline Thun, aussi Rivet, France.  "Sur les traces d'Abraham Ulrikab : Les événements de 1880-1881". Gatineau (Québec): Horizons Polaires. On peut se les procurer sur son site web. Elle a participé à de nombreux documentaires, elle a donné plusieurs conférences.


Le rapatriement de la dépouille d’Abraham marquera la fin d’un long voyage à l’étranger pour le pêcheur, chasseur, père et mari inuit. La veille de son admission à l’Hôpital Saint-Louis de Paris, Abraham écrit: « Je n’aspire pas aux biens matériels, ce à quoi j’aspire, c’est à revoir les miens qui sont là-bas… ». Ce n’est qu’une question de temps avant que son souhait puisse enfin se réaliser.



RÉFÉRENCES


Abraham Ulrikab.

https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/abraham-ulrikab


Exhibés comme des bêtes de foire : le triste destin des premiers Inuits en Europe.

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/726250/inuit-labrador-exhibition-europe-belanger-autochtones


Site web de France Rivet.

https://polarhorizons.com/


Le destin tragique des Inuits piégés dans un zoo humain. France.

https://www.geo.fr/histoire/le-destin-tragique-des-inuits-pieges-dans-un-zoo-humain-167204


Abraham Ulrikab. France.

https://www.wikiwand.com/fr/Abraham_Ulrikab


Ulrikab, Abraham.

https://inuit.uqam.ca/fr/individu/ulrikab-abraham


Eight Labrador Inuit trapped in a 19th century human zoo. Anglais.

https://intercontinentalcry.org/eight-labrador-inuit-trapped-in-a-19th-century-human-zoo/


Trapped in a Human Zoo. Anglais.

https://www.cbc.ca/natureofthings/episodes/trapped-in-a-human-zoo


Remains of Abraham Ulrikab may be returned to Labrador. Anglais.

https://www.cbc.ca/news/canada/north/remains-of-abraham-ulrikab-may-be-returned-to-labrador-1.3072310


Moraves.

https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/moravians


France Rivet.

https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/auteur/France%20Rivet


The Long Journey Home. Anglais.

https://www.uphere.ca/articles/long-journey-home


France Rivet documente l'histoire d'Abraham Ulrikab.

https://www.usherbrooke.ca/diplomes/accueil/babillard/babillard-details/article/29872/